Dévoilé en février par la Commission européenne, le paquet « Omnibus » vise à alléger les obligations des entreprises et à relancer leur compétitivité. En ligne de mire : la simplification des exigences du reporting de durabilité. Une réforme controversée que décryptent Philippe Masson et Emmanuel Gauzy, membres de l’Ordre des experts-comptables Auvergne-Rhône-Alpes.
Comment analysez-vous ce rétropédalage ?
P.M. : « Face aux bouleversements économiques et géopolitiques, il faut faire un pas en arrière. L’Union Européenne, souvent prompte à donner des leçons sur la durabilité, semble avoir réalisé qu’elle allait peut-être un peu trop loin – au risque de plomber sa propre compétitivité. Le rapport de Mario Draghi le souligne : l’Europe accuse un vrai retard face aux États-Unis et à la Chine. C’est un retour en arrière avec la révision de la directive CSRD qui, au final, exclut 80 % des entreprises précédemment ciblées. Mais cela suggère qu’on avait été bien trop ambitieux, voire irréalistes. Quand on observe le nombre de normes du reporting de durabilité, soit 1 178 points de données, l’idée est de réduire ce volume de 70%. Là aussi, on se rend compte que le dispositif initial était une usine à gaz inapplicable, loin d’apporter de la valeur, mais qui générait surtout des contraintes insoutenables pour les entreprises. Ce recul est un signe de lucidité, qui montre que les mesures initiales ont été mises en oeuvre sans anticipation suffisante ni prise en compte de la concurrence mondiale. L’heure est à l’ajustement et à la rationalité.
E.G. : Ce recul est une erreur stratégique. Ces directives, comme la CSRD, ont pour objectif de structurer la communication des données extra-financières. Elles garantissent une information claire, accessible à tous – même aux non-initiés. La CSRD crée un langage commun pour permettre aux parties prenantes de comparer plus facilement les engagements des entreprises en matière de durabilité. Elle englobe aussi toutes les dimensions de gouvernance et les aspects sociétaux. Sans cadre rigoureux, le risque est grand de voir se multiplier des débordements et des discours de greenwashing déconnectés des actes d’engagement réels. De plus, certaines entreprises ont prouvé que la durabilité peut être un levier de compétitivité. Unilever, par exemple, affirme que ses produits durables représentent 64 % de la croissance du groupe. Par ailleurs, le devoir de vigilance reste en vigueur, et des sanctions existent pour les entreprises qui manquent à leurs obligations, même si la publication de certaines données n’est plus exigée. Ne pas communiquer ne signifie pas être exempt d’agir.
Quelles sont les conséquences de cette réforme ?
P.M. : Experts-comptables, commissaires aux comptes et directions générales se sont investis pleinement pour finalement apprendre que tout cela pourrait ne pas aboutir. Depuis trois ans, ce dispositif a nécessité des ressources colossales. Les dernières annonces soulagent les entreprises en allégeant certaines obligations… Mais à quel prix ? Après des années d’efforts et de montée en compétence, le sentiment d’avoir avancé pour rien domine. La formation spécifique aux missions de durabilité (90 heures) suivie par des commissaires aux comptes perd soudainement de sa pertinence et de son intérêt…
E.G. : Repousser ou alléger des obligations de durabilité peut sembler bénéfique à court terme pour les entreprises, mais il ne faut pas perdre de vue les conséquences sur les objectifs climatiques mondiaux et sur les territoires les plus exposés au dérèglement. La Réunion en est la parfaite illustration. Par ailleurs, les attentes sociétales en matière de transparence restent fortes. Même sans contrainte immédiate pour les entreprises, le grand public attend plus de transparence. Et ces attentes deviennent un facteur de pression concret. Ce que l’on considère comme une charge administrative supplémentaire n’est qu’une réponse à une demande réelle. »